AOUT 1940
Les escadrilles de la défense côtière multiplient leurs patrouilles anti-invasion et de surveillance des terrains britanniques, au moment où les unités de grande reconnaissance, chargées des convois dans l'Atlantique, se voient elles aussi obligées d'augmenter leurs prestations et de voler de plus en plus longtemps et de plus en plus loin.
Au début, les terrains de chasse des sous-marins allemands se sont surtout localisés au sud-ouest des îles Britanniques, passage emprunté normalement par les convois venant de l'Atlantique.
Afin d'éviter ce danger, une nouvelle route a été adoptée et les convois contournent alors l'Irlande, approchant les ports britanniques par le nord-ouest.
Les Allemands n'ont pas mis longtemps à découvrir le nouvel itinéraire, et la bataille s'est déplacée au nord et à l'ouest de l'Irlande.
Bientôt, les sous-marins vont inaugurer une nouvelle tactique, consistant à suivre les convois et leur escorte maritime hors de portée des escorteurs pendant la journée, pour ne s'en approcher et n'attaquer qu'à la tombée de la nuit quand le coastal command se trouve dans l'impossibilité de continuer le travail de protection assuré pendant la journée.
Les quatorze Belges exécutent leurs premières missions quatre jours après leur arrivée à l'escadrille, au moment où l'aviation allemande déclenche ses opérations contre les convois.
Ils découvrent d'emblée la réalité de leurs tâches.
Épreuves de patience dans un ciel infesté d'avions ennemis: escorter des hydravions lourds et assurer la protection de destroyers mouilleurs de mines.
Le 10 août 1940, Gonay, qui vole avec un observateur et un mitrailleur anglais, et Lejeune, qui forme équipage avec Javaux et Venesoen, écoutent les dernières instructions dans la salle de briefing.
Ce sera la première fois que des Belges vont opérer avec la marine royale.
Les deux Blenheims soutiendront une division de destroyers mouilleurs de mines, chargés d'établir un nouveau barrage de mines, à grande vitesse, afin de compliquer les approches des îles Britanniques.
Le temps? Sur la base, mauvais.
Il sera toujours mauvais, la 235 opérant du seul endroit des îles Britanniques où les conditions atmosphériques sont défavorables trois cent soixante-cinq jours par an.
Au large, cela va.»
L'officier de renseignement passe les cartes, y joint quelques photos de navires de guerre anglais et allemands afin d'éviter toute erreur, la liste des aérodromes de secours au cas où le leur serait fermé, et les deux équipages se retrouvent sur le terrain, les bras chargés d'une partie de la salle d'opération.
Ils se hissent dans leur bac; le moteur gauche tourne, puis le droit; le premier appareil s'ébranle, vire sur ses roues et s'élève rapidement, suivi de son ailier, cap sur la mer.
Frangée de blanc, la côte est tout de suite dépassée et les avions volent rapidement au-dessus de l'eau scintillante.
Voilà les destroyers, petits fuseaux foncés rampant sur la mer en laissant un sillage d'écume blanche.
Sur la passerelle du premier contre¬torpilleur scintillent brusquement les éclairs d'un projecteur à signaux.
« Réponds un peu au gars le signal prévu. »
Gonay a encore en mémoire le dernier conseil de l'officier de renseignement :
« Les gens qui sont sur les navires de guerre ont de bons yeux et adorent se convaincre de leur puissance en utilisant leurs canons.
En principe, ils ont sur leurs passerelles des tableaux de silhouettes d'avions, qui doivent leur permettre d'identifier le type d'appareil qui vient tourner au-dessus ou autour d'eux.
Mais ils ne prennent pas de risques.
Mettez-vous bien dans la tête également que le principe de base des marins se résume à «Tirez d'abord, discutez ensuite ».
Alors, faites-vous connaître à temps et restez à distance respectable, aussi longtemps que vos intentions pacifiques n'ont pas été comprises. »
Les destroyers ne tirent pas, rassurés.
Et la patrouille commence, en cercles interminables, tandis que trois paires d'yeux scrutent le ciel et l'horizon, à bord de chacun des appareils.
Le niveau d'essence baisse.
Les minutes, puis les heures, passent.
Et il ne se passe rien, absolument rien.
Enfin, la mission s'achève, l'appareil rentre, atterrit et se gare.
Les équipages se retrouvent à la salle d'opérations pour le debriefing.
Et le 12, cela recommence.
Le 13, il y a une variante:
Gonay effectue une sorte d'accompagnement de vedettes lance-torpilles en raid.
Le 14, c'est une flotille de destroyers qui bénéficie de sa compagnie.
Le 15 août, le squadron décolle.
L'ennemi lance un raid important sur l'Angleterre et le fighter command est en train de lui tailler des croupières, mais les chasseurs bimoteurs du coastal command vont tenter d'intercepter les bombardiers sur le chemin du retour.
Ils les rencontrent à cent cinquante milles de distance, audessus de la mer, alors qu'éreintés, les Allemands se figurent avoir échappé à l'enfer.
Les Blenheims, avec leur poids respectable, sont peu aptes au combat tournoyant mais représentent toujours de bonnes plate¬formes à mitrailleuses, se ruant sur les Heinkel et Me-110.
Une patrouille de la 235 est détachée sur des navires ennemis.
Ils arrivent au ras de l'eau.
L'attaque de navires en est encore à ses premiers balbutiements et les techniques se développeront au cours de l'hiver suivant.
Fonçant de plus en plus près, au milieu d'une D. C. A. nourrie, très bas, très près, au milieu de cent rubans de feu des canons de 20 mm des 'navires, les avions arrosent les coques des unités allemandes.
Le 17, la 235 fournit l'escorte à une escadrille de bombardiers monomoteurs «Battle» attaquant Boulogne; un peu l'histoire de l'aveugle et du paralytique, car les Battles étaient déjà démodés pendant la campagne de Belgique.
Cela fait un drôle d'effet aux Belges de les accompagner, volant à hauteur de ces antiquités.
Il y a belle lurette que la R. A.F. a décidé de ne plus les employer qu'au remorquage des cibles, mais, en attendant, elle utilise tout ce qui vole pour pilonner les bases de départ de la flotte d'invasion allemande.
Le lendemain, le squadron, exécutant une patrouille de combat et d'interception au-dessus de Thorney Island, intercepte une formation ennemie et la force à se disperser.
Le 21 août, Lejeune et Demoulin, dont l'équipage est également entièrement belge, fournissent une escorte à des navires.
Le 24, le squadron décolle pour intervenir dans une bataille aérienne en cours au-dessus de Thorney Island.
Le 25 août, trois équipages belges sont lancés ensemble dans une mission et Gonay, Lejeune et Demoulin accompagnent deux avions de reconnaissance ...
Un mois plus tard, le 25 septembre, les Belges rentrent d'une escorte de destroyers.
En sortant du bureau des opérations et en s'installant à une table, ils résument leurs activités du mois précédent.
« Un mois de routine. Le 1 septembre, Gonay a fait une reconnaissance sur la côte danoise pour voir ce qui se passait là~bas et percer les noirs desseins de la Kriegsmarine.
Evidemment, les autres ont couvert des destroyers.
»Je rêve de destroyers la nuit, maintenant.
Je n'ai plus besoin de photos, je crois que je connais tous les types de la Royal Navy.
Enfin, bref. Le 6 septembre, Kirkpatrick s'est tapé une mission spéciale.
Il a fait une longue patrouille afin de retrouver un bombardier Withley porté manquant, et qui était tombé en mer du Nord.
Le 9 septembre, nous avons fait un raid de balayage pour provoquer la chasse allemande sur la côte danoise.
Gonay, Demoulin et Lejeune ... Ça, c'est du sport.
On s'amène plein gaz, on mitraille les bateaux qui passent et on revient.
Cela doit être une fameuse désillusion et assez vexant pour la Luftwaffe de recevoir ces visites.
»Le 12, toute l'escadrille escorte des bombardiers qui attaquent Le Havre.
Ça, c'est la routine anti¬invasion.
Les Allemands ne se frottent pas à nous.
Le 18, Gonay, Demoulin et Lejeune mènent à nouveau leurs équipages sur la côte danoise à la recherche de l'adversaire, et le lendemain, puis le surlendemain, même programme avec les mêmes.
Le 23, Gonay file à la recherche d'un bombardier tombé en mer, afin de guider les navires de la flotte au cas où il y aurait des survivants.
»Hier, mission de protection de notre base, aujourd'hui, protection de destroyers, demain sans doute protection de mouilleurs de mines ou sweep sur la côte danoise ... »
Les extraits du squadron operations book de l'escadrille 236 décrivent exactement le même genre d'activités que celles du 235 escortes de navires, patrouilles anti-shipping, reconnaissances et missions de combat, escortes de bombardiers et participation aux combats de la bataille d'Angleterre.
Les aérodromes du coastal command n'échappent pas à l'attention des bombardiers allemands lancés contre l'Angleterre, mais les Blenheims n'hésitent pas non plus à s'attaquer aux escadrilles de la Luftwaffe.
En vol, le Blenheim ressemble malheureusement beaucoup au Ju-88 et les chasseurs, dans le feu de l'action, ne remarquent pas toujours la différence entre les deux.
Le 24 août, trois Blenheims décollent en patrouille de chasse durant un raid contre leur base, Thomey Island. Ils sont attaqués par des chasseurs anglais.
L'un d'eux est abattu en mer, le deuxième, sérieusement endommagé, parvient à atterrir.
Seul le troisième s'en tirera indemme.
A cette époque, quand on disait à un pilote du' fighter command qu'il avait abattu un Heinkel ou un Junkers, il répondait parfois: «Je le crois, mais si l'on m'annonçait que j'ai descendu un Blenheim, je n'en serais pas surpris non plus ... »
Baudouin de Hemptinne, du squadron 145, manque ainsi de descendre un Blenheim, le 2 octobre 1940.
Il effectue une mission de protection de convoi au nord¬est d'Aberdeen vers dix-neuf heures quarante-cinq, en solitaire, quand il aperçoit dans la nuit un bimoteur qui s'approche.
Il l'annonce au contrôle de secteur, passe à l'attaque et lâche deux rafales.
Quand il est à moins de cinquante mètres, il réalise qu'il s'agit d'un Blenheim.
Il prévient aussitôt la salle d'opérations où le group captain écume de rage et clame son indignation de voir expédier des Blenheims au-dessus d'un convoi, sans que le contrôle en soit averti.
C'est dans cette atmosphère, se gardant de leurs amis presque autant que de leurs ennemis, que travaillent les Blenheims du squadron 236.
Cela, leur journal d'escadrille ne le révèle pas.
Il résume très succinctement le travail quotidien, qui représente beaucoup de vols, une énorme tension, de la patience, des dangers, des missions moins brillantes que celles des chasseurs, mais tout aUSSI Importantes:
5 août 1940 : cinq officiers belges entrent en service à l'escadrille: les pilot officers Dejace, Dieu, Lascot, Van Wayenberghe, Roman;
8 août 1940: départ pour la base de St Eval;
10 août 1940: Roman escorte un hydravion de Lundy Island jusqu'à Hook Point;
20 août 1940 : Roman escorte un hydravion;
21 août 1940: patrouille durant un raid sur l'aérodrome de St Eval.
Couverture aérienne de convois.
Escorte d'un pétrolier. L'escorte se poursuit après la tombée de la nuit;
22 septembre 1940 : Roman est envoyé en patrouille au-dessus d'un convoi de trente-quatre navires sur la côte nord-ouest.
À quatorze heures trente, il signale un sillage de sous-marin, mais il ne parvient pas à établir le contact avec les destroyers d'escorte par lampe Aldis.
De temps à autre, les Blenheims remportent eux aussi une victoire, aussi étonnant que cela puisse paraître.
Le 8 octobre, Prévot et Gonay sont en patrouille au-dessus de la mer du Nord, quand ils aperçoivent deux He-60.
Cette fois, les chances sont égales. Gonay fait signe à travers la verrière: il est inutile d'attaquer ensemble un seul des deux appareils allemands et de laisser à l'autre l'occasion de se tailler.
Chacun le sien.
Les deux moteurs de huit cent quarante chevaux rugissent et le premier Blenheim tombe sur un des Heinkel, qui se disloque sous le déluge de feu, dès la première passe. Le deuxième lance une rafale, vire pour donner au mitrailleur l'occasion de se rendre utile également, puis revient.
Bientôt, le deuxième Heinkel flambe.
Gonay et Prévot rentrent à la 235, satisfaits de leur journée.
Ils arroseront cela.
Et l'escadrille entière fête ses Belges.
Encore deux équipages allemands qui ne chanteront plus ce soir: Wir fahren gegen Engeland.